Tamara Landau

LES FUNAMBULES DE L'OUBLI. Origines de l'anorexie et de la boulimie

Le livre est paru en mars 2012 aux éditions IMAGO.

Introduction

Dans ma pratique de psychanalyste, je n’ai reçu que des femmes souffrant de boulimie et d’anorexie. C’est comme une création en rapport avec le corps, le sexe et le narcissisme féminin que j’ai écouté ce symptôme.

Dès le début, j’ai été frappée par la capacité de ces analysantes à cacher leur souffrance derrière une attitude enjouée. Souvent fines et exigeantes, elles éprouvent de la honte à voir un psychanalyste tant elles se considèrent pourvues de «tout pour être heureuses». Elles ne consultent d’ailleurs que lorsque leur mal de vivre, qu’elles pressentent venir de loin, atteint une intensité telle qu’elles ne supportent plus de le garder secret. Mais cette souffrance, la plupart du temps, reste pour elles indicible car elles ne parviennent pas à établir un lien entre leur état et une expérience traumatique vécue au cours de l’enfance.

Au fil des années, à force d’écouter la violence qu’elles s’infligent au quotidien, j’ai pu saisir que la cause primordiale des comportements boulimique et anorexique était la même : le désir de survivre. L’obsession de nourriture constitue pour elles le seul ancrage possible au sentiment d’exister. C’est l’oscillation entre l’ingurgitation et la privation qui maintient leur perception du corps. Grâce aux variations de leur poids, elles se sentent vivantes, et les crises leur servent à mesurer le temps. Et dans l’intervalle entre chaque crise, tourmentées par une impression de vacuité et de solitude, elles se perçoivent détestables et sans intérêt.

Leur pensée sans cesse fixée sur la nourriture m’a paru très proche de celle de ces naufragés, réfugiés sur une île depuis trop longtemps, seuls et ignorés de tous, encore mobilisés par la volonté de survivre, en attendant d’improbables secours. Cette image s’est imposée à moi : comme ces survivants dans des situations extrêmes, pour continuer à se sentir exister, elle se tiennent éveillées en pensant à leur nourriture préférée. Mais à force d’attendre dans une privation constante, elles perdent même l’odeur de leur aliment favori. Elles n’ont plus faim mais ont la hantise d’éprouver un manque d’où leur compulsion à manger outre mesure pour retrouver leur énergie. C’est pour rester vivantes qu’elles se remplissent à craquer de nourriture. Elles n’en ressentent pas moins la terreur d’être rassasiées, car alors elles auront l’impression d’être déjà mortes.

Celles qui frôlent la mort par inanition se maintiennent dans un vide constamment calibré pour survivre le plus longtemps possible. Comme le naufragé prisonnier de l’île où il a trouvé son salut, elles sont en pleine déréliction, jusqu’à oublier leurs réels besoins. Pourquoi cachent-elles cette immense détresse ? Quel est le secret qu’elles gardent ainsi, au péril de leur vie ?

Dans la littérature psychanalytique, on retrouve l’idée que la dépendance à la nourriture est une conséquence d’un défaut d’organisation du narcissisme et du lien primaires mère-enfant rendant la séparation impossible. Cependant, jusqu’à présent, aucun psychanalyste n’a pu dégager l’origine de ces défaillances précoces.

Dans cet ouvrage, j’ébauche une théorie généalogique et phylo-ontogénétique de la boulimie et de l’anorexie. J’avance l’idée que boulimiques et anorexiques souffrent d’un défaut d’organisation symbolique du narcissisme primordial et du lien primordial avec la mère, en raison de l’intensité de l’angoisse de mort et des traumatismes vécus par les grands-parents et les parents durant leur vie foetale.

En effet, les propos récurrents et douloureux de ces femmes m’ont fait entendre qu’elles revivaient une expérience catastrophique d’effondrement qui, remontant à la vie fœtale, est généralement oubliée et enterrée dans l’inconscient par le refoulement originaire. Elles sont semblables à des rescapées qui, coupables d’avoir survécu à l’insu de tous à un désastre, se cachent et se préparent à l’affronter à nouveau, comme la deuxième vague d’un raz-de-marée.Une deuxième vague qui serait la naissance.

Elles se mettent alors dans un état de survie, afin d’économiser au maximum leur énergie. Les boulimiques dévorent et stockent de la graisse pour résister mais, en se remplissant avec démesure, elles se coupent le souffle et se mettent dans un état second qui les empêche de parler et de bouger. Les anorexiques, en revanche, se maintiennent en vie en diminuant leurs besoins. Grâce à leur privation volontaire, elles s’entretiennent elles aussi dans un état second que l’on peut comparer à l’ivresse du plongeur lorsqu’il s’entraîne à rester sous l’eau en apnée, immobile, le plus longtemps possible.

Les unes et les autres, avec des stratégies différentes, ont anesthésié leur douleur et leurs émotions. Au fond d’elles-mêmes, elles se perçoivent invincibles et immortelles, dans un état limite entre la veille et le sommeil, entre la vie et la mort, un état proche de celui de l’enfant sur le point de naître.

Ces femmes, grâce à la permanence de ces réactions archaïques de survie, m’ont fait entendre l’existence d’un violent traumatisme qui s’est produit durant la vie foetale et qui se répète juste avant la naissance. Avant de pouvoir penser et écrire autour de ce trauma originaire prénatal en traduisant ce qu’elles tentaient de me transmettre avec leurs paroles et l’inflexion de leurs voix ainsi qu’avec leurs gestes et leurs postures corporelles, il m’a fallu d’abord sculpter la pierre.

Pour m’aider, elles m’ont parfois apporté spontanément des dessins et des poèmes décrivant leur état d’enfant agonisant, pas encore né. Avec elles, j’ai pu approcher des états de souffrance fœtale, des agonies primordiales, qui m’ont fait entendre que la vie psychique et l’image inconsciente du corps de l’enfant se structure, dès la conception, dans le corps de la mère, s’imbriquant subtilement avec son angoisse, son désir, ses signifiants et les perceptions, les émotions, les représentations et les fantasmes inconscients des grand-parents et des deux parents.

Mon propos, dans les pages qui suivent, est de montrer comment les fantasmes inconscients, transmis par les grand-mères, peuvent forger un destin de boulimique et d’anorexique avant la naissance. Pour cela, j’ai recherché les fantasmes inconscients les plus archaïques liés à la fonction de reproduction, que je désigne comme fantasmes maternels originaires, en écoutant l’expérience vécue par les femmes comme un cor(ps)-tex(te) poétique gravé dans la mémoire. Par la suite, j’ai confronté cette expérience vécue aux avancées de la recherche scientifique, selon le conseil de Freud.

Ce livre est donc un essai théorique fondé sur la clinique psychanalytique et l’écoute de femmes adultes boulimiques et anorexiques.

Un premier chapitre présente la façon dont elles se ressentent et parlent de leur symptôme lors de la première rencontre avec le psychanalyste.

Dans les autres chapitres, des cas cliniques viennent pas à pas éclairer des points énigmatiques de ces pathologies en dévoilant les fantasmes inconscients qui structurent l’organisation du narcissisme primordial et de l’image inconsciente du corps, mis à jour en cours d’analyse à travers le transfert et l’écoute d’une psychanalyste.

Nous allons voir comment la faille symbolique dans la représentation du temps est la cause la plus précoce de la boulimie et de l’anorexie.

J’invite donc le lecteur à suivre les différentes étapes de mon voyage à la recherche de ces étoiles fantômes oubliées derrière la galaxie. Avec ma loupe, à la façon d’un détective, je vais tenter de rassembler les traces du désastre originaire ayant provoqué leur effondrement dans les trous noirs de la mémoire parentale.