Tamara Landau

LES FUNAMBULES DE L'OUBLI. Origines de l'anorexie et de la boulimie

Le livre est paru en mars 2012 aux éditions IMAGO.

Avant-propos

« Je suis née sans corps »… « Je me suis oubliée depuis la naissance »… « Je suis un néant qui déambule de l’autre côté du miroir »… »Je me sens gravée dans le rien »..
Les paroles de femmes anorexiques et boulimiques m’accompagnent, depuis des années, comme une musique de film.
Berceuses tristes qui se ressemblent, leurs chants empreints de douleur et de nostalgie tissent le fil de mon écoute, rythment les silences et bousculent ma pensée.
Elles m’occupent, contre mon gré, tyranniques par terreur d’être délaissées encore.
Telles des silhouettes rôdant au loin dans des déserts inconnus de tous, elles crient dans un vide strident.
Ivres de soif et de détresse, au seuil de l’agonie, elles se sentent déjà mortes.
Voici les premières paroles de Soledad, soufflées le temps d’un respire : « Mes parents m’ont oubliée quelque part… Je me sens errer dans les airs comme un oiseau… Tout oiseau a un nid d’où il vient, où se réfugier ; moi je n’ai pas eu de nid, je n’ai pas eu de parents et j’attends… J’attends qu’on m’aime… qu’on m’indique la route… J’attends de vivre, d’avoir un désir, d’être capable d’aimer, d’avoir un corps bien à moi… Je me sens coincée à l’intérieur, dans un vide plein de larmes, et j’attends… »
Leurs voix surgissent du fond du temps, stillation de larmes d’étoiles suivie d’un vrombissement en rafales puis d’un silence aveugle. Muettes, elles disparaissent derrière la galaxie d’où elles nous guettent, désespérées. Étoiles fantômes, depuis des millions d’années dans le vide sidéral, elles attendent… Stella dit : « J’ai pris la voie royale, ne rien conserver de moi, du moi d’avant, du moi que maman avait choisi pour moi. Si je puis définir ainsi cet oubli total… Je me sens impressionnée par la désinvolture qui frise l’insolence avec laquelle je m’abandonne au dépouillement, puis au néant, au rien. »
Je porte en moi le vécu poignant de ces patientes, ombres égarées à la recherche de leur corps perdu. Orphelines, elles errent inlassablement dans le sillon de l’absence.
Au fil du temps, je n’ai plus voulu être l’unique dépositaire de leur mémoire, le seul témoin de leur existence, la gardienne invisible de leur image. Il me fallait trouver une réponse à ces questions : Comment ont-elles perdu leur corps ? Pour quelles raisons se détruisent-elles avec trop ou pas assez de nourriture dans un flirt incessant avec la mort ? Pourquoi, étoiles filantes, crient-elles au secours tout en s’évanouissant dans le néant, voulant faire de nous des complices impuissants ?
Et surtout, comment les aider à retrouver leur corps précipité au fond du puits du temps, dans la profondeur de l’oubli?